Il y a deux veines distinctes dans l’œuvre de François Boucq. L’une est comique, voire «hénaurme» et volontiers grinçante, qui le rapproche de ses aînés Gotlib et Alexis, voire des grands parodistes américains que furent Harvey Kurtzman, Bill Elder et surtout Jack Davis dont, pour la puissance graphique et la capacité à passer sans effort de l’outrance au «réalisme», il est un héritier indiscutable. Les aventures de Rock Mastard ou celles bien connues de Jérôme Moucherot sont à ranger dans cette catégorie. L’autre est, justement, réaliste, voire dramatique. C’est le cas de l’histoire d’où est extraite la planche présentée cette semaine, à savoir Bouche du diable. Travaillant pour la seconde fois avec le scénariste Jerome Charyn, écrivain bien connu des amateurs de roman policier (Zyeux bleus, Marilyn la dingue, Le Ver et le Solitaire…), il met en scène une intrigue d’espionnage qui fleure bon l’après-guerre et la Guerre froide. Youri, le héros de ce récit, est un Russe affligé d’un bec-de-lièvre qui, sélectionné par les services secrets russes, va devenir un agent double envoyé aux États-Unis. Opéré de son infirmité, formé à son métier d’espion, il donne l’impression de devenir le pion d’un jeu stratégique qui le dépasse complètement. Mais, comme souvent dans les histoires de ce genre depuis Graham Greene et John Le Carré, le facteur humain fait entrer de l’imprévu dans ce qui ressemble à une savante partie d’échecs entre les deux blocs antagonistes de l’époque… Cette planche, qui voit à la dernière case le héros obtenir son passeport pour le monde capitaliste et une nouvelle identité (Charyn indiquant au passage ses préférences littéraires), est traitée dans une mise en scène parfaitement éloquente : traversant, en deux longs «plans» muets une immense pièce remplie d’un entassement de statues «réalistes-socialistes», Youri atteint le bureau de son supérieur. Le découpage est fait de plans de plus en plus serrés, qui aboutissent au zoom final sur le passeport qui lui permettra de s’éloigner de ce monde hanté par les figures oppressantes de Lénine, Staline et autres grands noms de la légende dorée du soviétisme. Boucq manie avec une avec une impressionnante maestria les perspectives déformées et les virtuels mouvements de caméra, mis au service d’un graphisme à la fois souple et puissant.