Voici à coup sûr l’une des pages les plus spectaculaires d’une œuvre qui en compte beaucoup. On aura reconnu la soixantième planche de La Fièvre d’Urbicande, deuxième volume d’une série, Les Cités obscures, qui se compose d’une douzaine d’albums et de nombreuses ramifications. Au nombre de ces ramifications, on compte à ce jour treize livres, dont des récits spécifiques sur des personnages de la série, un guide de voyage, une Encyclopédie des transports, un livre DVD et même un volume récapitulant tous les projets présents ou à venir en rapport avec la saga. Par ailleurs, on sait que des partitions musicales ont été composées, des expositions réalisées, revendiquées par les auteurs comme des prolongements de l’œuvre, au premier rang desquelles Le Musée des ombres, présentée au musée de la Bande dessinée d’Angoulême en 1989. Ces prolongements, minutieusement élaborés, ont à leur tour exercé une indéniable influence sur le projet initial des auteurs, le scénariste Benoît Peeters et le dessinateur François Schuiten. Au cœur de l’ambition affichée par les créateurs, on trouve l’idée de créer une « œuvre totale » qui fonctionne par rapport à notre monde réel comme un reflet déformant autant qu’un espace de rêverie et de réflexion. On sait que le monde des Cités obscures, parallèle au nôtre, comprend un certain nombre de villes (Pârhy, Brüsel, Samaris, Urbicande, Calvani…) qui se présentent comme autant de modèles d’urbanisme contaminés par l’étrange et le fantastique. Certaines, comme ici Urbicande, sont envahies par une prolifération de structures géométriques qui la détruisent peu à peu ; d’autres se révèlent être des cités de carton-pâte, vouées au simulacre. La question de l’humain, minuscule et ballotté au sein de ces mondes incertains, est posée avec une remarquable variété d’approches. La question architecturale est bien sûr centrale, et le dessin classique et maîtrisé de Schuiten, qui fit des études d’architecture et a grandi dans une famille d’architectes, est pour beaucoup dans le charme et l’envoûtement qu’exerce cette œuvre plus que trentenaire. Précis, hiératique, le trait de Schuiten emprunte autant à Piranese qu’à tous les grands noms de l’architecture des XIXe et XXe siècles. Les jeux d’apparence, la dimension spéculative et toujours ludique renvoient aux univers littéraires de Borges, Verne voire Kafka, tout en entretenant des relations indirectes avec la vague steam-punk, dont elle est à peu de choses près contemporaine. Pièce centrale des œuvres respectives de Peeters et Schuiten, le cycle des Cités obscures ne saurait cependant les résumer entièrement. Benoît Peeters est un brillant éditeur, biographe, scénariste, théoricien, cinéaste… tandis que François Schuiten a exercé ses talents de créateur d’univers pour le cinéma, la RATP parisienne (on lui doit l’habillage de la station Arts et métiers), un parc d’attraction…